« Tu es radieuse ! », « Une femme enceinte, c’est toujours beau », « Tu dois être comblée ! » : ces phrases vous disent sans doute quelque chose. Elles semblent inoffensives, aimables même. Pourtant, beaucoup de femmes enceintes les entendent comme un refrain lassant, qui finit par peser lourd. Car derrière la façade des compliments se cache une véritable injonction : celle de sourire, d’être heureuse, d’incarner une version idéalisée de la maternité.
Une pression douce… mais réelle
La grossesse n’est pas un conte de fées universel. Entre la fatigue extrême, les nausées, les insomnies, les douleurs lombaires et l’ascenseur émotionnel des hormones, difficile de se sentir « épanouie » du matin au soir. Pourtant, l’imaginaire collectif continue de véhiculer l’idée que la femme enceinte doit rayonner. Comme le rappelle la sociologue Yvonne Knibiehler, « la femme enceinte est placée dans un registre d’exception positive, elle doit être heureuse, douce, rassurante ». Bref : même si elle pleure de douleur, elle doit le faire en souriant.
Ces attentes n’ont pas d’âge, ni de condition sociale. Que l’on attende un enfant à 20 ou à 40 ans, seule ou en couple, dans un appartement exigu ou une maison confortable, les codes restent les mêmes : une « bonne grossesse » se vit dans la gratitude, sans plainte, sans colère. Et gare à celle qui ose dire « je n’aime pas être enceinte » : elle est aussitôt suspecte de ne pas être une « bonne mère ».
Le corps sous les projecteurs
Comme si cette pression émotionnelle ne suffisait pas, le corps devient lui aussi un terrain d’injonctions. On vous scrute, on commente votre silhouette : « Tu n’as pris que du ventre, quelle chance ! », « Tu fais attention, hein ? », « Il faut marcher, ça garde en forme ». Traduction : soyez ronde, mais juste ce qu’il faut, conservez vos jambes fines, et surtout, restez photogénique.
Les réseaux sociaux amplifient cette mise en scène. On y voit défiler des images lisses de femmes enceintes, cheveux brillants, robes vaporeuses, caressant leur ventre dans une lumière dorée. Une vision qui peut sembler inspirante, mais qui devient vite culpabilisante quand votre quotidien ressemble plutôt à des leggings tâchés, une chevelure récalcitrante et une bataille quotidienne contre la constipation ou les nausées.
L’ambivalence interdite
L’un des plus grands tabous reste l’ambivalence. Oui, on peut se réjouir d’attendre un enfant tout en détestant les 9 mois de transformation du corps. Oui, on peut aimer son bébé à venir et en même temps redouter l’accouchement, l’allaitement, ou l’après. Dire cela tout haut reste toutefois encore délicat. Comme si ne pas aimer la grossesse équivalait à ne pas aimer son enfant.
Or, l’ambivalence est profondément humaine. Elle ne fait pas de vous une « mauvaise mère » en devenir, elle fait simplement de vous une personne qui traverse une expérience intense et parfois éprouvante. Certaines personnalités commencent d’ailleurs à témoigner de ce ressenti, brisant un peu le mythe de la future maman constamment épanouie. Ces voix restent toutefois minoritaires, et trop souvent raillées.
Quand le mythe pèse sur la santé
Ces injonctions ne se contentent pas d’agacer : elles peuvent avoir de réelles conséquences sur la santé mentale. La peur de se plaindre, la culpabilité de ne pas être « radieuse », l’isolement ressenti face à ce décalage entre soi et l’image attendue… tout cela peut favoriser l’épuisement émotionnel, voire mener à une dépression prénatale. Or cette dernière reste encore mal connue, mal diagnostiquée, et trop souvent minimisée.
Certains professionnels de santé commencent à s’emparer du sujet, mais tant que la société continuera à imposer une vision unique de la grossesse, beaucoup de femmes continueront à souffrir en silence, persuadées d’être « anormales ».
En définitive, dire à une femme enceinte qu’elle est radieuse peut être sincère, chaleureux. Néanmoins, il serait temps de comprendre qu’il ne s’agit pas d’une vérité universelle. La grossesse n’est pas une performance esthétique ni un état de grâce obligatoire. Elle peut être vécue avec joie, douleur, fierté, lassitude, exaltation, peur… et souvent tout cela à la fois. En cessant de réduire les femmes enceintes à une image figée – douce, belle, reconnaissante -on leur permettrait enfin de respirer. Parce que non, toutes les grossesses ne sont pas radieuses. Et c’est parfaitement normal.