Imaginez remettre chaque mois l’intégralité de votre salaire à votre partenaire, ne conservant qu’un modeste « argent de poche » pour vos dépenses personnelles. Au Japon, ce scénario n’est pas une exception, mais une tradition bien ancrée : dans des millions de foyers, les femmes gèrent seules le budget familial, allant jusqu’à attribuer à leur conjoint une allocation mensuelle pour ses besoins personnels. Cette pratique, appelée okozukai (お小遣い), incarne une réalité sociale fascinante, révélatrice des dynamiques de genre et des modèles familiaux japonais.
Une tradition née de l’après-guerre
Cette organisation domestique trouve ses racines dans l’immédiat après-guerre. À cette époque, le Japon connaît un essor économique fulgurant grâce à une main-d’œuvre masculine dévouée, les célèbres salarymen et à un modèle familial centré sur la figure de la femme au foyer. Tandis que les hommes consacrent leur vie au travail, les femmes, restées à la maison, prennent en charge non seulement les enfants, mais aussi la gestion des finances du foyer.
Selon une enquête menée en 2012 par la société de recherche Softbrain Field et comme l’explique BBC, 74 % des budgets familiaux japonais sont contrôlés par les femmes, indépendamment du fait qu’elles aient ou non de jeunes enfants. Un chiffre éloquent qui montre que cette tradition transcende les générations et s’ancre profondément dans la culture.
Quand le mari devient « allocataire »
Le cas de Yoshihiro Nozawa, rapporté par la BBC, est emblématique. Chaque mois, son salaire est entièrement transféré à son épouse, qui gère l’ensemble des dépenses : factures, courses, épargne… En retour, Yoshihiro reçoit 30 000 yens (environ 380 dollars), qu’il peut utiliser librement, pour s’acheter des cigarettes, sortir entre amis ou simplement se faire plaisir. Le reste du budget est entre les mains de sa compagne, véritable « directrice financière » du foyer.
Des raisons multiples derrière cette organisation
Trois grands facteurs expliquent ce modèle singulier :
- Des rôles genrés traditionnels : historiquement, les femmes japonaises ont été associées à la sphère domestique. Gérer l’argent du ménage faisait partie de leurs responsabilités, au même titre que l’éducation des enfants ou l’entretien de la maison.
- Une question de confiance et de transparence : remettre l’intégralité du salaire à son épouse n’est pas perçu comme une soumission mais comme un gage de confiance. Cela permet une meilleure visibilité sur les dépenses et une gestion centralisée, souvent plus efficace.
- Un choix pratique : pendant que les hommes travaillent de longues heures, parfois jusqu’à tard le soir, les femmes sont plus disponibles pour s’occuper des tâches du quotidien, dont les finances font partie intégrante.
Une pratique en mutation
Cependant, cette tradition connaît des évolutions. Dans les foyers où les deux partenaires travaillent, la gestion financière tend à devenir partagée, voire individuelle. La montée du coût de la vie, la stagnation des salaires et l’émancipation économique des femmes modifient progressivement ces équilibres. Désormais, dans certains couples, chacun gère son propre salaire et contribue aux dépenses communes de façon équitable ou convenue.
Mais malgré ces changements, okozukai reste un symbole fort de la culture conjugale japonaise. Il reflète non seulement une structure familiale particulière, mais aussi une vision du couple fondée sur la complémentarité des rôles, parfois au prix de la liberté financière de l’un des partenaires.
Si, de l’extérieur, l’idée de donner l’intégralité de son salaire à son conjoint peut surprendre, au Japon, cela s’inscrit dans une logique d’organisation domestique profondément ancrée. Le modèle okozukai, bien que remis en question par les évolutions économiques et sociales, continue d’incarner un équilibre particulier entre tradition, confiance et pragmatisme. Il rappelle que la gestion de l’argent, au sein du couple, est avant tout le reflet d’une culture – et que les modèles familiaux sont aussi divers que les sociétés qui les façonnent.