Peut-on se dire féministe et écouter du rap ou du reggaeton ?

Vilains petits canards de la musique, le rap et le reggaeton sont régulièrement pointés du doigt. Souvent considérés comme sexistes, ces genres musicaux font couler l’encre. Portant initialement des voix issues de milieux populaires, le rap et le reggaeton ne sont pas aussi simplistes qu’on voudrait le faire croire. Mais une question reste en suspend. Peut-on se dire féministe et écouter du rap ou du reggaeton ? Décryptage.

Stigmatiser les genres : une réflexion raciste et classiste

Essuyant les clichés d’une musique fatalement « creuse » et « sexiste », le rap se veut d’abord témoignage de l’oppression à l’encontre des milieux populaires. Né dans les 1970 aux États-Unis, il a longtemps été la verbalisation face à la violence raciste.

S’il est le genre musical le plus écouté en France, il est vrai que les voix déclamant ses paroles ont tendance à être masculines. De même pour le reggaeton, originaire de Porto Rico dans les années 1990. Les réalités mises en musique se heurtent parfois à des propos sexistes et tout à fait anti-féministes.

Le « passe droit » blanc

Cependant, il est important de regarder l’industrie musicale dans son ensemble. En 1967, les Beatles sortent « Getting Better ». Alors que la chanson raconte la prise en maturité du narrateur, elle mentionne également sans détour comment il battait sa petite-amie. Et la variété française n’est pas en reste.

En 1973, dans « Les villes de solitude », Michel Sardou chante « J’ai envie de violer des femmes, de les forcer à m’admirer, envie de boire leurs larmes et de disparaître en fumée ». Conséquences pour ces artistes ? Aucune. Pourquoi ? Parce que les courants musicaux dans lesquels ils s’inscrivent sont dominés par des visages blancs. Ce « passe-droit » leur permet alors de continuer d’être considérés comme des génies traversant les années en top des charts sans aucune éclaboussure. Ils sont exempts de l’imaginaire raciste diabolisant les personnes non-blanches et issues de milieux défavorisés.

« Se focaliser sur le rap c’est de nouveau stigmatiser une communauté », appuie Françoise Verges, politologue et féministe française. Concernant le reggaeton, « il est méprisé pour des raisons classistes, car c’est une scène musicale inventée par les jeunes les plus pauvres des Caraïbes », explique à son tour Víctor Lenore, journaliste espagnol.

Si le rap et le reggaeton peuvent porter des messages sexistes, ils ne sont certainement pas les seuls. En expliquant sans excuser, il est important de rappeler que la musique s’inscrit dans une société patriarcale et de surcroît sexiste. Elle n’est pas à l’origine des violences, elle en est le miroir.

« T’es féministe, mais t’écoutes ça ?! »

Il est vrai que l’apologie du viol et l’objectivation des femmes sont un ressort narratif récurrent. Preuve en est la pétition demandant la suppression de la chanson « Cuatro Babies » de Maluma. Cette dernière était considérée comme « absolument dégradante pour les femmes ». Ses 92 045 signatures sont la preuve d’un ras-le-bol.

Mais le reggaeton et le rap sont vastes. Il y a autant d’idées véhiculées que d’interprètes. SCH n’a rien à voir avec Georgio et il y a un grand écart entre Bad Bunny et Daddy Yankee. C’est fatalement réducteur d’affirmer frontalement que ces genres sont, par essence, anti-féministes.

En finir avec le mythe de la « bonne féministe »

Il est presque ironique de ne pas pouvoir se dire féministe et d’écouter rap ou reggaeton. En effet, en reprochant à une femme de les consommer, on suppose qu’elle n’est pas en mesure de prendre du recul sur ce qu’elle écoute. Surtout, on alimente le mythe étouffant de la « bonne féministe ».

Attendre des femmes qu’elles se plient aux codes d’un militantisme rigide ne permettant aucun écart, n’est-ce pas reproduire les dynamiques écrasantes d’une société patriarcale scrutant et jugeant les moins faits et gestes de ces dernières ? La question reste ouverte. Mais alors, comment se frayer un chemin entre clichés et réalité ?

Des scènes en mouvement

Le reggaeton semble particulièrement plaire. Durant trois années consécutives, l’artiste Bad Bunny a été par exemple le plus écouté sur Spotify. Et c’est une bonne nouvelle, car le musicien se revendique allié des causes féministes et LGBTQIA+.

En 2020, à la télévision américaine, il s’affichait avec un tee-shirt dénonçant les violences transphobes. Tant de facteurs prouvant la possibilité d’une existence conjointe entre reggaeton et questions féministes.

Des nouveaux visages pour évoluer

Rosalía, Le Juiice, Shay… les femmes savent aller chercher les places qu’on a tendance à leur refuser. Elles s’emparent des genres qui les renvoient régulièrement à l’arrière. Par conséquent, elles créent une diversité et apportent de nouveaux discours. Elles annulent l’étiquette « essentiellement sexiste » de ces deux styles musicaux.

Certes, elles s’approprient les leviers d’un monde explicitement masculin, mais racontent d’autres réalités. Les leurs. Elles rappent, mais ne sont pas misogynes. Preuve que la cohabitation existe. Elles sont en pleine possession de leur image. Et c’est précisément l’une des revendications premières du reggaeton : bouger librement. Parce que le genre incite aux danses sensuelles, cela permet une réflexion autour de la réappropriation des corps. Et ce sans sexualisation automatique.

La question de la coexistence entre féminisme et rap et reggaeton est réelle. Elle est légitime et mène à questionner l’industrie musicale dans son entièreté. Que laissons-nous passer et à qui ? Évidemment, les discours misogynes sont à bannir. Mais plutôt que de se focaliser sur des genres, il semble plus pertinent de travailler sur la source du problème : une société blanche patriarcale. Choisir de stigmatiser ces deux courants musicaux précis sous-entend la prospérité du stéréotype raciste des hommes racisés comme fondamentalement violents et haineux. Heureusement, de nouveaux horizons s’ouvrent et permettent progressivement l’émancipation de l’idée du rap et du reggaeton comme anti-féministes.

Faustine Moulin
Faustine Moulin
Formée en radio, j'ai fait mes classes à base de chroniques et interviews concernant la scène musicale et autres sujets plus niches les uns que les autres. Rédactrice passionnée et extravertie qui aime rentrer chez elle à la fin de la journée, je cherche l'intérêt dans tous les sujets.
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