« Avec la BD, je vulgarise des thèmes sensibles » : Lili Sohn, l’illustratrice qui gomme les tabous

Armée de sa signature humoristique, l’illustratrice Lili Sohn détruit les injonctions à coups de crayon. À seulement 29 ans, la Strasbourgeoise est foudroyée par une terrible annonce : elle est atteinte d’un cancer du sein. Malgré ce diagnostic qui résonne comme un tsunami, la jeune femme est traversée par une brillante idée. Passionnée par le dessin depuis sa plus tendre enfance, elle s’élance dans une aventure artistique 2.0 en créant le blog BD « Tchao Günther ». Elle y redessine les contours de la maladie en l’abordant de façon décomplexée. Rencontre. 

Une mise à nu salutaire

L’illustration s’esquisse comme une véritable thérapie. Sur un ton léger, Lili dépeint chaque fragment de son rude quotidien. Grâce à son talent et ce format décalé, l’amazone des temps modernes a enchaîné les projets. En 2014, elle sort le premier tome de son livre graphique « La Guerre des Tétons ». Son combat prend vie sur des feuilles de papier et détonne dans les librairies. Après deux années de lutte acharnée contre la bête noire, la valeureuse auteure foisonne de créativité.

Dans un esprit féministe, Lili sort le livre dessiné « Vagin Tonic » aux éditions Casterman. Avec ce guide éclairant qui met à l’honneur l’anatomie féminine, elle tire un trait sur les mythes et clichés. Plus récemment, elle a donné naissance à la BD  « Mamas ? » dans laquelle elle déconstruit le fameux instinct maternel. La prodigieuse trentenaire jette l’encre de la tolérance et déverse des notes positives en abondance.

The Body Optimist : Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Lili Sohn : « Je m’appelle Lili Sohn, j’ai 36 ans et je suis auteure de bandes dessinées. »

À 29 ans, on vous a diagnostiqué un cancer du sein, à quel moment avez-vous su qu’il fallait consulter ?

« J’avais un téton qui rétractait et ma mère m’avait toujours dit de faire attention à mes seins, donc dès que j’ai vu cette anomalie j’ai pris rendez-vous chez le médecin. Au début il n’y avait pas forcément d’inquiétude, après j’ai passé une échographie et c’est là que tout s’est enchaîné.

Les professionnel·le·s de santé ont mis trois mois avant de comprendre qu’il s’agissait d’un cancer. Je pense qu’il·elle·s ne pensaient pas qu’une patiente aussi jeune puisse être atteinte de cette maladie-là. Mais par la suite, j’ai été très bien accompagnée et prise en charge. »

Comment avez-vous réagi quand on vous a annoncé le verdict ?

« Je me disais que c’était un mauvais cauchemar, que j’allais me réveiller. Il faut du temps pour laisser venir la tristesse, au début j’avais déconnecté mon cerveau pour pas qu’il explose.

J’étais vraiment face à l’inconnu, je pensais que c’était la fin pour moi. À même pas 30 ans, on ne s’imagine pas que la maladie peut nous tomber dessus. »

Vous avez lancé le blog « Tchao Günther » sur lequel vous abordez la maladie sur un ton humoristique avec des illustrations. Pourquoi avez-vous décidé de vous lancer sur ce créneau décalé ? Et pourquoi ce nom ?

« Quand j’ai voulu annoncer la maladie à ma famille, je me suis rendu compte que c’était compliqué de gérer leur tristesse à eux. C’est un poids supplémentaire, alors j’ai créé ce blog trois jours après le diagnostic. Le fait de passer par des dessins colorés pour aborder un sujet « grave » est moins violent. C’était une façon de protéger mes proches.

Au lieu de rester dans le côté strict et diabolisé de la maladie, j’ai voulu donner un nom à mon cancer et j’ai trouvé que « Günther » était bien représentatif. J’ai choisi un nom allemand puisque dans les cirques ils utilisent la langue germanique pour donner des ordres aux bêtes féroces. C’était une belle métaphore. »

Sur le long terme, qu’est-ce que le blog vous a apporté ?

« Ça a été hyper thérapeutique et cathartique. Il y a tellement d’informations en même temps, entre la découverte de ce milieu médical, de nouveaux termes, l’enchaînement des rendez-vous… Ça me permettait de tenir un journal, de rejouer ce qui était en train de se passer dans ma vie.

J’ai gardé le lien avec des gens du monde entier. Ce que je trouvais sur internet par rapport au cancer du sein était très institutionnel avec un langage lissé et complexe, j’avais envie d’aborder ce sujet autrement, en fait. »

Vous entretenez un lien assez fort avec l’illustration, pouvez-vous nous en dire un peu plus sur votre carrière artistique ? Pourquoi cet univers vous plaît autant ?

« J’avais déjà une pratique, je rêvais de réaliser une BD, mais j’avais trop peur de me lancer. Je pensais que je n’étais pas assez douée, je n’avais pas confiance en moi et quand je me suis retrouvée au pied du mur, j’ai pris conscience qu’il fallait que j’ose avant qu’il ne soit trop tard.

J’ai un bac en art appliqué, j’ai un master en art plastique, j’ai fait des formations dans le graphisme et j’ai travaillé dans l’univers du jeu vidéo à Montréal. Quand j’étais petite, ma mère était bénévole dans une bibliothèque et je passais tous mes mercredis et samedis la tête dans les BD. Pour moi c’était un vrai langage. »

Aujourd’hui, vous êtes guérie, mais comment vous vous en êtes sortie, raconte-nous un peu votre combat contre la maladie ?

« On m’a enlevé ma tumeur et mon téton, c’était la première étape de modification corporelle. Ensuite j’ai eu une chimio pendant six mois, durant laquelle j’ai perdu mes cils, mes cheveux, mes sourcils et tous mes poils. On m’a découvert une mutation génétique BRCA1 comme Angelina Jolie. Du coup, ça veut dire que je suis moins bien protégée pour le cancer du sein et des ovaires.

J’ai décidé de me faire retirer les deux seins de manière préventive. J’ai fait une chirurgie reconstructrice donc on m’a mis des prothèses. Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, j’ai attrapé un staphylocoque à l’hôpital, donc il y a eu pas mal de péripéties. Ça donne matière à raconter au moins. »

Votre blog a pris une ampleur incroyable en peu de temps et cela vous a permis de sortir le livre « La Guerre des Tétons » en 2014. Comment s’est passée la réalisation de ce premier ouvrage ?

« C’était un peu fou parce que même pas deux mois après la création du blog, une maison d’édition m’a proposé de sortir cette histoire-là en deux ou trois tomes. Finalement six mois après mon diagnostic, le livre sortait.

J’étais vraiment aux anges, c’était mon rêve de toujours qui se réalisait enfin. Je me suis rendu compte que j’étais capable de vulgariser des thèmes assez sensibles. »

Comment garder le sourire et relativiser quand on traverse des épreuves aussi compliquées ?

« Il ne faut pas se forcer. Chacun traverse ces moments comme il peut, je pense que quand ça ne va pas, il faut savoir l’accepter.

Moi aussi j’ai eu des coups de blues, des remises en questions… Dans la maladie, on a le droit d’être égoïste et de penser entièrement à soi. Il ne faut pas hésiter à se faire plaisir, ça peut être regarder des vidéos de chat, s’acheter une pâtisserie… Ça permet de se raccrocher à la vie. »

Vous avez aussi sorti « Vagin Tonic », un livre décomplexé sur la sexualité féminine. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce projet ?

« Je me suis aperçue que j’avais très peu de connaissances sur l’anatomie de la femme. Et j’étais pas la seule dans ce cas-là. On commence à peine à évoquer l’endométriose ou à s’intéresser au clitoris, pourtant, ça existe depuis toujours. Il y a un gros obscurantisme qui entoure encore la sexualité des femmes.

Alors, ce livre c’est un peu un condensé d’informations scientifiques et d’expériences personnelles. Je parle à la première personne, je trouve ça beaucoup plus engageant et on parvient à s’identifier plus facilement. »

Au-delà de votre casquette d’illustratrice et d’auteure, vous êtes aussi maman. Qu’est-ce que la naissance de votre enfant a changé dans votre vie ?

« Moi au début, j’avais cette image d’Épinal de la maternité parfaite. Je pensais que ça allait complètement changer ma vie et que j’allais être différente. Mais finalement ce sont juste des responsabilités supplémentaires. Tout est comme avant. »

Cet événement vous a d’ailleurs inspiré, puisque vous avez réalisé une autre BD « Mamas ? Mon auto-déconstruction de l’instinct maternel ». Comment avez- vous vécu la maternité justement ?

« Avant de tomber malade, je n’envisageais pas forcément de devenir maman. Mais la chimio peut rendre infertile et ça fait cogiter, c’était perturbant. Ça m’a servi de déclic. Dans « Mama? », je questionne cette idée de l’instinct maternel qui serait une réponse à tout, alors que c’est simplement une construction sociale.

Quand j’étais enceinte, tout le monde essayait de me donner des conseils, de me dire comment je devais me comporter. C’était assez stressant. Mais je pense que le fait d’écrire cette BD m’a protégé de toutes ces injonctions. »

Si vous deviez donner un conseil aux femmes atteintes d’un cancer du sein, lequel serait-il ?

« Un jour après l’autre. C’est basique, mais c’est important, il ne faut pas se précipiter. »

Pour terminer, est-ce que vous avez des projets en cours ou à venir ?

« Pour un projet de BD qui sortira en août, je suis partie faire le Saint Jacques de Compostelle toute seule pendant un mois et demi. Quand je croisais des gens, on me disait « Quoi ?! Tu pars seule sans ton fils ? », « Mais tu vas divorcer ? », ce discours culpabilisateur est très pénible. Mais c’était une expérience formidable.

Ça m’a permis de sortir de ma zone de confort et surtout de m’isoler de toutes ces infos moroses sur la Covid. En plus, je me suis coupée des réseaux sociaux pendant toute cette période et ça m’a fait un bien fou. J’ai aussi fait un documentaire qui sortira sur France 3 Occitanie, qui parle aussi de ce pèlerinage. J’ai toujours été en admiration devant ces filles qui partent seules à l’aventure. Et là c’était moi. C’était très enrichissant. »

Merci à Lili Sohn, illustratrice engagée inspirante, d’avoir répondu à nos questions ! Vous pouvez suivre ses aventures au-delà de notre article, sur son compte Instagram : Lili Sohn. Mais aussi sur son blog et pour suivre ses actualités, rendez-vous ici.

 

Image de Une : ©Marie Pacifique Zeltner

Émilie Laurent
Émilie Laurent
Dompteuse de mots, je jongle avec les figures de style et j’apprivoise l’art des punchlines féministes au quotidien. Au détour de mes articles, ma plume un brin romanesque vous réserve des surprises de haut vol. Je me complais à démêler des sujets de fond, à la manière d’une Sherlock des temps modernes. Minorité de genre, égalité des sexes, diversité corporelle… Journaliste funambule, je saute la tête la première vers des thèmes qui enflamment les débats. Boulimique du travail, mon clavier est souvent mis à rude épreuve.
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