Justice restaurative : que faut-il penser de cet outil qui réunit agresseurs et victimes ?

Le film « Je verrai toujours vos visages », sorti le 29 mars dernier dans les salles obscures, hisse la justice restaurative sur grand écran. Cette pratique, soluble avec la justice pénale, est encore vaporeuse en France. Mais le chef-d’œuvre de Jeanne Herry, élancé par un casting prestigieux, transperce avec émotions ce dispositif singulier qui tente de tisser un dialogue entre agresseurs et victimes.

En 90 minutes, le long-métrage déploie cette réalité parallèle censée réparer des esprits écorchés et favoriser la réinsertion. Au-delà de ce portrait cinématographique retentissant, comment se traduit la justice restaurative, outil de tous les possibles ? Éclairage.

« Je verrai toujours vos visages », un pavé dans la mare

Nawelle, Grégoire et Sabine ne se connaissent pas. Pourtant leur passif semble se superposer. Tous trois ont vécu une agression qui les hante au quotidien. Pour panser ces plaies invisibles, Nawelle, Grégoire et Sabine se prêtent à un dispositif déconcertant, à l’opposé polaire des schémas traditionnels : la justice restaurative. Dans un cadre feutré, autour d’un cercle de chaises, ils se confrontent à des détenus de tous horizons en vue de mieux déchiffrer l’origine du mal.

Un tête-à-tête aussi tempétueux qu’édifiant que Jeanne Herry dépeint brillamment dans sa dernière création « Je verrai toujours vos visages ». La réalisatrice, déjà saluée pour son film « Pupilles » qui abordait frontalement le sujet sensible de l’adoption, signe encore une sortie remarquée. Avec son cinéma initiatique et rafraîchissant, elle donne une étoffe à toutes les vérités opaques de la société. Elle s’attaque courageusement à des thèmes qui se cuisinent ordinairement à l’étouffé.

C’est le cas dans « Je verrai toujours vos visages » qui sonne comme une véritable déflagration révélatrice. Elle tire la justice restaurative en fil rouge. Un parti-pris scénique audacieux qui va au plus près de cette pratique hors-norme. Au lieu de cueillir la haine derrière des tribunaux, la justice restaurative propose une approche plus personnelle et altruiste. Injectée au Code pénal en 2014, sous l’égide de la ministre de la Justice Christiane Taubira, elle se dévoile en toute franchise derrière les projecteurs de Jeanne Herry. Un effeuillage inédit qui a pour vocation de désembuer les mémoires.

La justice restaurative vue de l’intérieur

Ce film à la frontière de la fiction et du documentaire plonge sous cet iceberg juridique avec une fièvre informative salutaire. Comme à son habitude, Jeanne Herry nous ouvre les portes d’un monde occulte, méconnu du grand public. Encadrées par des médiateurs, trois victimes, portées par Miou-Miou, Leïla Bekhti et Gilles Lellouche, rencontrent trois auteurs de violence, condamnés pour des faits comparables. Bien loin d’un combat des clans ou d’un ring personnifié, ces ateliers qui s’exercent en milieu carcéral font le ciment d’une réparation plus profonde. Cette discussion sécurisée soude un lien, souvent piétiné et désengorge les consciences.

L’ambiance est lourde, la pièce austère et le silence pesant. Dans un décor qui mime les codes des groupes de parole, les protagonistes meurtris se délient à tour de rôle entre colère et urgence de compréhension. Ces cris de détresse font office d’électrochoc du côté des détenus, alors traversés par un regain de lucidité. Les témoignages, d’abord timides, se défigent pour retranscrire le poids des actes, qui se répercute par ricochet sur chaque pan de vie.

À mesure des séances, détenus et victimes basculent vers une entraide inconsciente. Malgré des sursauts, des jaillissements de larmes et une rancœur palpable, iels parviennent à se délivrer mutuellement. Des discours croisés d’une puissance inouïe qui décrochent frissons et larmes salées. Avec la justice restaurative en noyau central de son film, Jeanne Herry fait la chirurgie d’un outil juridique optionnel, mais libérateur, aux antipodes du « tout répressif ». Un plaidoyer d’une rare justesse autour d’une justice humaine qui semble relever de l’utopie.

Une pratique marginale rarement sollicitée en France

Avec son film galvanisant, Jeanne Herry pointe les caméras sur une pratique dormante, gravée noir sur blanc dans le Code pénal. Si en Belgique et au Canada, la justice restaurative a réussi à se démocratiser, en France, son succès est plus laborieux. La faute, en partie, à une certaine disette informative et une défiance bien gardée.

Elle s’est enracinée dans la juridiction à l’aune du quinquennat socialiste de François Hollande. En instaurant ce nouveau dispositif, le président de l’époque souhaitait donner une autre impulsion à la relation auteur-victimes et lutter contre les récidives. Le portail du ministère de la Justice le décrit ainsi :

« La justice restaurative a pour but d’associer en complément de la réponse juridictionnelle un auteur d’infraction pénale et une victime, selon des modalités diverses, en vue d’envisager ensemble les conséquences de l’acte, et le cas échéant, de trouver des solutions pour le dépasser, dans un objectif de rétablissement de la paix sociale »

Sur le papier, la justice restaurative est plutôt prometteuse puisqu’elle capitalise sur la tolérance. Pourtant, dans les faits, elle se heurte à une éminente méconnaissance. Cet outil, à la disposition de toute personne concernée par une infraction, relève encore de l’exception. Et ses dix ans d’existence n’ont pas réussi à asseoir sa réputation.

En 2022, seulement 83 programmes de justice restaurative ont été supervisés au pays des droits de l’Homme. Un chiffre dérisoire par rapport aux 550 000 condamnations décrétées la même année. À titre comparatif, en Belgique, la justice restaurative représente environ 4000 dossiers par an. En France, la justice restaurative en est restée à ses balbutiements pour une raison simple. Les moyens matériels et immatériels sont insuffisants. La promesse s’est faite dépassée par les événements.

« Très peu de postes dédiés à la justice restaurative ont été créés au sein de ces pôles qui ont déjà beaucoup d’autres prérogatives. De ce fait, ils n’orientent pas toujours vers ce type de mesures », explique Christiane Legrand, vice-présidente de l’IFJR à France 24

Les bienfaits avérés de ce type de médiation

« La justice restaurative, c’est un sport de combat », cette phrase entendue dans le film de Jeanne Herry résume toute l’ampleur de cette médiation imbibée d’empathie. C’est un long parcours qui demande une endurance mentale de compétition, mais qui forge les esprits à la résilience. Selon Jacques Lecomte, grand nom de la psychologie positive, les effets de la justice restaurative s’interprètent dans un triptyque de R : Réparation de la victime, Responsabilisation de l’auteur et Rétablissement de la paix sociale.

Permettre aux victimes d’obtenir des réponses

Dans le chef-d’œuvre « Je verrai toujours vos visages », Chloé, incarnée par la brillante Adèle Exarchopoulos, souhaite confronter son frère qui l’a violée quand elle était enfant. Un face-à-face entamé a posteriori du procès pour clarifier des zones d’ombre et perforer enfin les non-dits. Contrairement à tout l’arsenal juridique « classique », qui enferme les victimes dans des vérités pré-formatées et des réparations matérielles, la justice restaurative esquisse une démarche proactive beaucoup plus individuelle.

Dans le cadre pénal, la parole des victimes est souvent vulgarisée pour répondre à un devoir « formel ». À contrario, avec la justice restaurative les victimes sont maîtres de leur discours. La parole n’est pas pré-fabriquée, elle vient directement des tripes. Ce type de médiation défoule autant qu’il éclaire.

Une double visée qui permet à la victime de retrouver un ancrage dans sa propre histoire. C’est un premier pas pour résorber une façade émotionnelle sacrément effritée. La justice restaurative purge les batailles intérieures, celles qui bouillonnent en silence. Elle agit sur tous les pores de la souffrance. Elle canalise la colère, allège les peurs et sculpte une sécurité future.

« Comparativement aux victimes qui passent par le tribunal, elles éprouvent plus de satisfaction envers la procédure, les résultats et la responsabilisation de l’agresseur, et ressentent moins de symptômes traumatiques et de désir de vengeance envers l’agresseur », étaye Jacques Lecomte dans « Sortir de (la) prison. Entre don, abandon et pardon »

Une façon d’humaniser les auteurs de violence

Les auteurs de violence traînent régulièrement l’écusson du « monstre sans coeur et sans pitié ». La justice restaurative est aussi là pour leur donner un visage, un nom, une identité. Elle s’attèle à déconstruire ce que les croyances n’ont cessé de façonner depuis des années : l’image d’un dévot de Satan.

Les agresseurs, aussi blâmables soient-ils, ne sont pas tous des dérivés du diable. Et c’est justement ce que la justice restaurative tente de prouver avec ses préceptes philanthropes. Au gré des échanges, les agresseurs mettent leurs fragilités à nu et torturent cette caricature du cruel homme de pierre. En assistant à cette démonstration d’humanisme, les victimes surpassent ainsi les idées reçues et prennent plus de recul sur la psychologie des agresseurs.

Sans pour autant devenir des circonstances atténuantes, ces confidences déplient la corde sensible. Pour les infracteurs, ce portrait adouci n’a pas un but « interessé », il permet simplement de retrouver l’approbation, si précieuse, de l’autre. C’est une façon de faciliter le retour à la vie sociale et de rapiécer une estime en soi brisée.

Responsabiliser les auteurs de violence

Dans le corps pénal, les auteurs de violence sont amenés à se défendre en discréditant la gravité de leurs actes et en anesthésiant leur responsabilité. Malgré les faits reprochés, ils semblent dénigrés plus bas que terre l’avenir traumatique des victimes et sous-estimer toute la douleur infligée.

La justice restaurative, en revanche, les place dos au mur. Elle les hisse devant une réalité amère et cinglante qui agit comme un papier absorbant. Si entre les murs du tribunal, les agresseurs sont barricadés derrière une mine impassible et des arguments aseptisés, avec la justice restaurative, ils affrontent l’indicible.

« Au cours d’une rencontre de justice restauratrice, l’agresseur est invité à faire tomber les masques, à écouter la souffrance et les reproches d’autrui et s’engager ainsi sur un chemin d’empathie, mode émotionnel auquel il n’est probablement pas habitué », appuie Jacques Lecomte

Avec la justice restaurative, l’armure mentale des agresseurs se fracasse en mille morceaux. Ceux qui étaient aveuglés par leurs actes deviennent avertis. Cette bascule vertueuse se remarque également dans la société. Une enquête canadienne basée sur 46 études auxquelles ont participé 23 000 délinquants révèle que la justice restaurative a fait baisser de 3 % le taux de récidive.

Des vertus « thérapeutitques » des deux côtés

Passer devant un tribunal laisse forcément des séquelles indélébiles. Mais la justice restaurative, qui arrive en complément, ajoute un coup de « mercurochrome » par-dessus. Toujours selon une étude canadienne, pays où la pratique est largement ancrée dans les mœurs, les chercheurs ont remarqué une nette amélioration de la santé psychologique après la justice restaurative. Un constat positif noté chez près de 85 % des participant.e.s.

« Des « effets thérapeutiques » sont en outre observables : diminution de la colère, de la peur, de la honte ou de la culpabilité, baisse des symptômes dépressifs, réduction des troubles du sommeil et de la consommation de produits toxiques ou médicamenteux », renchérit Robert Cario, président fondateur de l’Institut français pour la justice restaurative

Une formule gagnante, mais sinueuse

La justice restaurative est encore un terrain vague pour la majorité des Français.es. Pourtant, elle se décline en soixante mesures riches et variées allant du dialogue condamné-victimes aux cercles de sentence. Malgré son aspect novateur et anti-punitif, elle peine à s’installer dans le paysage juridique. Il faut dire que la démarche pour y accéder est loin d’être toute lisse. D’ailleurs, il existe encore peu de ressources sur le web qui expliquent comment s’engager dans ce protocole. Pour cause, la justice « rigoriste » fait partie du patrimoine pénal de la France. Un principe contradictoire avec la justice restaurative qui se veut plus pacifique.

Autre ombre au tableau : la proposition de la justice restaurative n’est pas systématique. Elle dépend du bon vouloir de chaque entité. Victimes comme agresseurs sont donc rarement informés de son existence. En parallèle, les groupes de parole prennent environ six à neuf mois avant de se mettre en place. Un temps suffisamment long pour éveiller des doutes et remettre en cause la décision des protagonistes. Cependant, à petite échelle, des initiatives locales mobilisent tous leurs efforts pour rendre la pratique plus accessible. C’est le cas à Amiens par exemple où une convention de justice restaurative a été signée en 2019.

La justice restaurative, élogieusement racontée dans le film « Je verrai toujours vos visages » apaise les maux par le pouvoir cathartique des mots. Un dispositif « pansement » qui raccommode ce que la justice pénale omet. Ce moment de gloire dans le 7e art commence déjà à porter ses fruits. Les demandes sont sur une pente douce. Reste à voir si les moyens suivront.

Émilie Laurent
Émilie Laurent
Dompteuse de mots, je jongle avec les figures de style et j’apprivoise l’art des punchlines féministes au quotidien. Au détour de mes articles, ma plume un brin romanesque vous réserve des surprises de haut vol. Je me complais à démêler des sujets de fond, à la manière d’une Sherlock des temps modernes. Minorité de genre, égalité des sexes, diversité corporelle… Journaliste funambule, je saute la tête la première vers des thèmes qui enflamment les débats. Boulimique du travail, mon clavier est souvent mis à rude épreuve.
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