[Enquête] « Mon enfance a été réduite en poussière » : ces victimes d’inceste brisent le silence

L’oeuvre « La familia grande » de Camille Kouchner, paru le 7 janvier dernier, met en lumière le silence qui domine autour de l’inceste. Dans de nombreux cas, la parole des victimes reste en effet bâillonnée pendant des années. Leur santé mentale et physique porte les stigmates de ce traumatisme. Après un temps d’amnésie, elles empruntent le long chemin de la reconstruction. Avec l’appui d’associations, de collectifs ou de proches, ces âmes meurtries recouvrent la force nécessaire pour briser les chaînes du silence. Rencontre.

10 % des Français.es victimes d’inceste

La parution du livre « La familia grande » de Camille Kouchner aux éditions du Seuil résonne au-delà du monde littéraire et se positionne comme un lanceur d’alerte percutant. Naissance du mot-dièse #Metooinceste, ouverture d’une enquête pour « viols et agressions sexuelles », examen au Sénat de nouvelles propositions de loi… Cet ouvrage a délié les paroles et a permis de faire bouger les lignes.

Pourtant, l’autrice n’est pas la première à ouvrir la brèche, Eva Thomas était l’une des pionnières. En 1986, elle témoigne en effet à visage découvert à la télévision française et tire un trait sur cette omerta familiale étouffante. Mais à chaque révélation, l’onde de choc ne retentit qu’un temps et s’estompe au fil des mois.

À chaque affaire d’inceste rendue publique, on semble redécouvrir le phénomène alors que les chiffres sont assourdissants. Selon une enquête Ipsos publiée en novembre 2020, un.e Français.es sur dix serait victime d’inceste, soit deux élèves par classe. Parmi les agresseurs, les hommes restent majoritaires : pères, grands-pères, oncles, frères… Ils représenteraient 98 % des agresseurs, d’après l’enquête Impact des violences sexuelles à l’âge adulte.

« L’inceste est une forme de violence sexuelle très complexe. En effet, l’enfant n’ose pas toujours parler parce qu’il est conscient que ça va créer une crise familiale extrêmement importante », prévient Cathy Milard, directrice de l’association SOS Inceste.

La dépendance affective, l’autorité parentale, la confiance… tous ces aspects liés au cercle intrafamilial ne font que renforcer la difficulté, pour un.e enfant, de dénoncer son bourreau.

L’inceste, un fardeau plongé dans le silence

« Il faisait toujours ça à l’extérieur, maman nous envoyait le soir arroser dans le jardin, ou on allait au bois. Il faisait un signe de tête et je savais ce qu’il fallait que je fasse”, raconte Sonia, 66 ans, victime de son beau-père.

La soixantenaire est issue de la DASS. Avec sa soeur, elles ont été placées chez une femme, veuve de guerre, dès leur plus jeune âge. Peu après leur arrivée, elle s’est remariée avec un homme que Sonia décrit comme « imposant ». Pour l’ancienne infirmière, le cauchemar a commencé lorsqu’elle avait 9 ans. Celui qu’elle considérait comme un père de substitution avait une immense emprise sur elle.

C’est seulement en discutant avec ses camarades de classe du collège qu’elle s’est aperçue que ces actes qu’il lui infligeait étaient anormaux. Mais elle a préféré se murer dans le silence. « C’était un secret, et si je parlais je risquais de briser maman. Il faut calculer l’impact que ça peut avoir”.

« J’ai peur que la porte s’ouvre, ça me hante »

Dans son ouvrage « L’enfant abusé et sa parole annulée« , Liliane Daligand lève le voile sur ce silence presque inaliénable.

« Ce secret obligatoirement partagé, lourd, prend l’enfant dans le piège de la confusion avec son agresseur. Plus le silence est long, plus il cadenasse la bouche ».

Submergé par le sentiment de honte et de culpabilité, l’enfant préfère ne rien dire. Il y a aussi cette crainte de ne pas être entendu par l’adulte qui se dresse en toile de fond. Luana* en a fait la triste expérience. Quand elle avait 8 ans, sa maman était infirmière de nuit à l’hôpital. Dès que la fillette se retrouvait uniquement avec son père, la peur l’envahissait. Un calvaire auquel elle ne pouvait pas échapper.

« Mon père venait dans ma chambre la nuit. Il me touchait, m’embrassait… Encore aujourd’hui, j’ai peur que la porte s’ouvre, ça me hante. Mon enfance a été réduite en poussière ».

À 14 ans, elle apprend avec soulagement que ses parents ont entamé une procédure de divorce. Pourtant, la réaction de sa mère a rapidement freinée cette lueur d’espoir. « Si elle a décidé de se séparer de mon père c’est principalement parce qu’elle trouvait qu’il avait des attitudes limites avec moi. Je lui ai parlé à plusieurs reprises de ce que j’avais subi. Mais au lieu de me réconforter, elle m’a dit : ‘De toute façon, moi aussi on a essayé de me violer c’est comme ça’…”

La famille réprime ce cri d’alarme

Le cas de Luana* est loin d’être isolé puisque 9 fois sur 10, les abus sexuels ne sont pas signalés aux autorités, d’après les chiffres relayés par l’Association le Colosse aux pieds d’argile.

L’affaire Gouardo, qui figurait sur toutes les Une au printemps 2007, illustre bien ce principe d’omerta, ce silence mûrement réfléchi. L’inceste commis par le père sur sa fille et dont naîtra six enfants, fut pendant une trentaine d’années l’objet d’un commérage entre voisin.e.s, habitant.e.s, commerçant.e.s et notables du village de Coulommes. Jamais personne n’a franchi le pas de la gendarmerie pour dénoncer ce crime sexuel…

« Ça passe les générations malgré nous »

D’après Marie Bréhu, psychologue au sein de l’association SOS inceste, cette surdité familiale est intimement liée au caractère héréditaire de l’inceste.

« Ce qui se repère assez rapidement dans l’histoire familiale ça va être la répétition du trauma, la présence d’autres incestes, d’autres carences. La question de la répétition transgénérationnelle perpétue cette violence sexuelle ».

Selon les statistiques, l’incesteur a en effet dans 30 % des cas, lui-même vécu des relations sexuelles incestueuses précoces. Delphine* se souvient avoir été victime à l’âge de 12 ans. Son beau-père abusait d’elle et de sa sœur au sein du cocon familial, quand toute la fratrie était à l’étage.

Des années plus tard, le fléau s’est de nouveau manifesté, presque par mimétisme. « Un jour ma sœur m’a dit que son fils de 14 ans allait être jugé pour des faits d’agression sur une petite de 4 ans. C’est ça qui est terrible c’est que ça passe les générations malgré nous”. Mais pour elle, le plus blessant dans cette tragique histoire c’est le déni de la famille.

« J’ai aussi besoin que l’on s’occupe de mon enfant intérieur »

« Accepter et défendre cet enfant, ça veut dire une séparation, un rejet du conjoint et les mères peuvent toujours être amoureuses. C’est aussi renoncer à la relation conjugale, entamer des procédures. Pour certaines c’est au-delà de leurs forces et elles préfèrent se taire”, précise Cathy Milard de SOS Inceste. Environ 40 % de ces mères ont été elles-mêmes abusées, agressées, violées dans leur enfance, ou bien elles ont vécu des situations d’abandon parental.

Delphine*, elle, a toujours eu une relation conflictuelle avec sa mère. Même en piochant dans ses lointains souvenirs, elle ne voit aucun geste de tendresse. Pour elle, sa mère avait explicitement choisi son camp. Elle a préféré poursuivre sa routine sereinement plutôt que de faire exploser l’harmonie familiale. Une double peine pour la jeune femme qui s’est retrouvée seule dans ce combat.

Aujourd’hui, elle est mère de quatre garçons et avec l’appui de son mari elle a puisé l’énergie nécessaire pour déposer plainte. « J’ai enregistré mes parents à leur insu pour faire office de preuve. On entend mon beau-père dire : ‘De toute façon, toutes celles qui se sont faites violer disent qu’elles ne sont pas coupables’. Dans une autre conversation, ma mère disait que c’était juste un petit béguin pour sa belle-fille”. La trentenaire se reconstruit pas à pas et éduque ses enfants avec beaucoup de bienveillance. Mais malgré ce nouveau départ, elle garde des traces indélébiles de ce traumatisme.

« J’ai un manque d’affection énorme, j’ai aussi besoin que l’on s’occupe de mon enfant intérieur ».

Les victimes d’inceste portent des stigmates à vie

Dans de nombreux cas d’inceste, les victimes traversent une période d’amnésie. C’est seulement dix, quinze ou encore vingt ans après qu’elles recouvrent la mémoire.

« L’amnésie traumatique reste avant tout un mécanisme de défense. Si les victimes ont eu besoin d’y recourir, c’est que l’extérieur était trop violent pour pouvoir être mémorisé », explique la docteure Bréhu.

Cependant, ce mal-être intérieur va ressurgir sous d’autres formes. Selon la spécialiste, inconsciemment les victimes vont s’infliger une souffrance parfois extrême. Et plus les traumatismes dans l’enfance se cumulent, plus les conséquences à l’âge adulte sont graves.

« J’ai fait un AVC et trois fausses couches »

Delphine* est passée par ces années troubles et sa santé a été mise à rude épreuve. « Dès le collège j’ai commencé à prendre du poids et à l’âge adulte j’ai fini en obésité morbide. Je me suis scarifiée avec beaucoup de plaisir quasiment tous les jours avec des ciseaux, un compas quand je faisais mes devoirs, avant de dormir”.

« L’agresseur écope de petites peines, mais la victime prend perpète », s’alarme Sonia

De son côté, Sonia avait cette impression d’être dépossédée d’elle-même, de voir son corps lui échapper. À l’âge de 10 ans, elle mesurait 1m50 et pesait 49kg. « Mon obésité m’a posé des problèmes toute ma vie, depuis l’âge de 14 ans je me bats contre. Je suis allée jusqu’au by-pass. Plus tard, j’ai même fait un AVC et trois fausses couches”. Sa relation avec les hommes a, elle aussi, été complètement biaisée. La retraitée a toujours cherché à reproduire cette domination de l’autre, presque malgré elle.

Vers une prise de conscience collective ?

Dans « La familia grande », Camille Kouchner raconte comment l’inceste a réduit son frère jumeau, victime, et elle-même, au silence et à la culpabilité pendant des décennies. Cathy Milard de l’association SOS Inceste confirme que la publication de ce livre a eu un impact positif. Depuis trois semaines, les signalements sont de plus en plus nombreux. Selon les cas, ils ont même doublé, ou été multipliés par quatre, voire cinq.

« Dans l’affaire Duhamel, il y a un certain statut et une notion de pouvoir. Cette révélation casse ce préjugé qui place l’agresseur comme un monstre, peu cultivé », déclare Cathy Milard de SOS Inceste

Le livre de Camille Kouchner a encouragé d’autres victimes à se libérer de ce poids et à se sentir plus légitimes pour parler. Le #MeTooInceste en témoigne. Depuis deux semaines, près de 100 000 tweets glaçants ont défilé derrière ce mot-dièse. Les esprits s’ouvrent, les tabous s’effacent et des solutions se dessinent.

« Vous ne serez plus jamais seules », affirmait le 23 janvier dernier Emmanuel Macron aux victimes des violences sexuelles sur mineurs. Dans une vidéo et une série de tweets, il promettait de ne laisser « aucun répit aux agresseurs » et « d’adapter notre droit ». Pour Cathy Milard, il y a eu certes de grandes évolutions depuis 20 ans, mais sur le terrain, les moyens manquent à l’appel.

Inceste : instaurer des mesures concrètes

Son association intervient déjà dans les lycées pour aborder la notion d’inceste, mais pour la directrice ce n’est pas suffisant. Elle a fait une demande d’agrément auprès de l’inspection académique pour calquer cette démarche dans les collèges. Sans grande surprise, la requête a été refusée. « On nous indiquait que nos centres de formation n’étaient pas adaptés à des collégien.ne.s, mais à des adultes. On nous a aussi précisé que les infirmier.ère.s scolaires étaient tout à fait en mesure d’assurer ce type de prévention”, précise-t-elle.

Un moyen de retourner la situation et de mettre un frein aux associations… Qu’à cela ne tienne, tou.te.s les membres de SOS Inceste se démènent pour lutter contre ce fléau. En août prochain, un camion vagabond fera d’ailleurs le tour du territoire pour sensibiliser et proposer des temps de consultation gratuits à ceux qui le souhaitent.

Mettre en place un Grenelle pour l’inceste ?

Pour Cathy, il faudrait davantage de mesures concrètes.

« Selon nos statistiques, l’âge moyen des premières agressions est de 8 ans. L’idéal serait de parler de la relation au corps dès la maternelle. Mieux, il faudrait un Grenelle comme il y a eu pour les violences conjugales. »

Pour l’heure, collectifs et associations se veulent optimistes et espèrent que les promesses de l’exécutif seront vraiment tenues. En attendant, il existe toute une batterie de supports pour aborder ce thème sensible dès le plus jeune âge. Les psychiatres recommandent notamment les livres : « Et si on se parlait ? ou « La princesse sans bouche« .

Le digital est devenu l’arme la plus redoutable pour balayer les tabous et mettre en lumière les sujets de l’ombre. Déjà en septembre 2020, la journaliste Charlotte Pudlowski s’immisçait dans les abysses de l’inceste à travers son podcast « Ou peut-être une nuit« . Épisode après épisode, elle dissèque ce qu’elle considère comme  « le dernier tabou de l’ère post-MeToo”. Cette immersion auditive pourrait être signée d’utilité publique. Pour que les 6,7 millions de victimes d’inceste soient enfin entendus.

*Les prénoms ont été modifiés, les personnes préférant rester anonymes.

Émilie Laurent
Émilie Laurent
Dompteuse de mots, je jongle avec les figures de style et j’apprivoise l’art des punchlines féministes au quotidien. Au détour de mes articles, ma plume un brin romanesque vous réserve des surprises de haut vol. Je me complais à démêler des sujets de fond, à la manière d’une Sherlock des temps modernes. Minorité de genre, égalité des sexes, diversité corporelle… Journaliste funambule, je saute la tête la première vers des thèmes qui enflamment les débats. Boulimique du travail, mon clavier est souvent mis à rude épreuve.
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